Pour prévenir un désastre imminent, une Puissance supérieure se résout à intervenir dans les affaires humaines. Un homme est chargé de traduire cette volonté en actes concrets. C'est à la fois un conte des Mille et une nuits, une fable politique, un roman utopiste, le contrepied d'une désespérance, une fantaisie intellectuelle, un rêve sur fond d'actualité et de pensée philosophique. Chacun y trouvera ce qui lui tient à cœur.
Un soir, au milieu des radis gris, des salsifis et des concombres, Dieu m’a parlé.
Enfin, était-ce Dieu, Yahvé ou Allah, ou l’un de ces dieux asiatiques dont j’ignore tout ? ou bien un mauvais plaisantin échappé d’un asile interstellaire et disposant de pouvoirs étendus ? ou encore une puissance dominante de l’univers que l’homme n’a jamais identifiée ?
Difficile à dire. Il ne s’est pas présenté et n’a pas dit un traître mot de Lui.
Comme j’ai grandi dans un pays de tradition chrétienne, j’ai opté pour Dieu. Le mot a fière allure ; il n’a qu’une seule syllabe qu’on peut prononcer dans un soupir et qui rime avec adieux, mélodieux ou radieux ; avec odieux aussi… Je crois que j’aurais eu plus de mal à me faire au « Gott » germanique, dont les consonnes explosent sur une voyelle terne, ou même au « Di-os » angoissé des Ibères.
Curieusement, la voix n’était pas une voix profonde échappée d’une caverne himalayenne et réverbérée urbi et orbi, genre voix de basse à la Sarastro qu’on entend dans les péplums américains qui racontent la Bible ; non, c’était une voix posée, douce et légère, persuasive et ferme sans être incisive, à la fois proche de mon oreille et perdue dans le lointain ; on aurait dit une voix d’ange, qui semblait occuper un espace infini.
Comme je faisais mes emplettes dans une grande surface où une purée sonore s’échappe en permanence des hauts-parleurs abêtis, mêlant la réclame pour des détergents surpuissants aux jingles et la viande de veau en promotion aux vieilles rengaines des années soixante-dix, je me suis d’abord dit qu’on diffusait aujourd’hui de bien curieux messages.
Puis je me suis demandé un court instant si le message s’adressait à moi, seulement à moi, ou bien à la cantonade, ou peut-être même au monde entier. J’observais à la dérobée mon environnement ; personne ne s’arrêtait ou ne modifiait son comportement.
Après une vingtaine de secondes, moins peut-être, Dieu — enfin, la voix que je tenais pour celle de Dieu — s’est exprimé de nouveau et m’a dit ce qu’elle avait à me dire.
Encore un de ces mystiques qui passent leur vie à hanter les églises, à psalmodier et à égrener leur chapelet, bougonnerez-vous illico. Jeanne d’Arc, Bernadette Soubirous et pas mal d’illuminés ont aussi prétendu entendre des voix célestes. Des plus crédibles on a fait des saints ; les autres ont été brûlés vifs ou envoyés à l’asile.
J’admets que, lorsqu’on est dans la seconde mi-temps de sa vie et que l’on commence à s’occuper de mettre en balance le long ruban du passé et le bout d’avenir qui reste à consommer, on finit toujours par penser à Lui, par se Le représenter, par Le croiser au coin d’un songe, ne serait-ce que pour Le questionner sur la suite du programme. Tout au long de mon existence, notre relation avait été épisodique, dépendante des aléas de la vie, des bonheurs et des soucis ; mais je crois bien que, lorsqu’il y avait une ébauche de conversation, je pourvoyais à la fois aux questions et aux réponses.
Pourquoi avais-je l’impression qu’il en allait autrement maintenant ?
Perplexe, j’ai interrogé dès mon retour la pythie des temps modernes, l’oracle Gogol, celui qui parvient à fournir des réponses diverses et variées sur la sexualité des hermaphrodites, la profondeur des océans inexplorés ou la masse de fric recyclée dans les paradis fiscaux.
Ce que j’y ai trouvé n’était pas de nature à m’encourager.
Des cliniciens, des psychologues, des mystiques, des psychiatres, des hypnotiseurs, des théologiens, des penseurs, des neurobiologistes, des philosophes, des sectaires, des physiciens, des écrivains, des médiums, des érudits et même un chimiste nucléaire expliquent qu’il n’est pas extraordinaire d’entendre des voix ; des tas de gens en entendent, au moins cinq pour cent de la population.
Cinq pour cent de huit milliards, me suis-je dit horrifié, ça fait quatre cents millions. Quatre cents millions d’êtres humains entendent des voix ! Ça m’a fait un choc. Je me suis cru un court instant l’Élu de Dieu, un missionnaire divin, un missus dominicus investi par l’Autorité suprême, choisi pour accomplir une tâche supérieure ; j’étais en réalité un simple entendeur de voix, pareil à des millions d’autres.
Nos savants, qui n’aiment rien laisser dans l’obscurité, osent des hypothèses. Ils disent que, chez les entendeurs de voix, certains neurones dysfonctionnent et provoquent des hallucinations auditives ou que, à force de penser fort à quelque chose, on finit par faire d’une voix intérieure une voix extérieure, généralement celle de Dieu, ou encore qu’il s’agit de symptômes psychotiques — pour ne citer que les explications les plus courantes.
Je veux bien admettre qu’Il shunte les professionnels de la communication entre le Ciel et la terre, qui se sont toujours beaucoup plus occupés de dominer le monde et de répandre des salades dont l’agrégation est devenue, siècle après siècle, un magma indigeste.
Mais, parmi huit milliards de créatures humaines douées d’intelligence, le choix est vaste. Il y en a des plus méritantes, des moins vaniteuses, des plus tournées vers Sa lumière, des moins égocentriques, des moins gourmandes, des plus ouvertes, des moins méchantes, des plus dévouées, des plus compréhensives, des moins habiles, des plus honnêtes, des plus sérieuses…
J’ai réfléchi ― longuement. J’ai invoqué la logique cartésienne « Je pense, donc je suis », restée sans suite lorsque je me suis aperçu que huit milliards d’êtres humains pensaient, donc étaient, parmi eux des millions d’entendeurs de voix ; j’ai enchaîné avec des bribes de pensée philosophique, restées accrochées aux patères de ma mémoire ; j’ai lu l’Éloge de la Folie et j’ai bien vu que la Folie m’aurait renié ; je me suis perdu corps et biens dans un traité de théologie filandreux, où il était question de l’expression de la Parole divine.
Rien n’y a fait. Toutes mes questions sont restées pendantes.
Dans l’atmosphère délétère de spiritualité fan-fun-fric, celle que véhiculent Coca-Cola, les compagnies pétrolières, les sectes américaines, les djeun’s paumés, les publicités hautes en couleurs, les places financières et tutti quanti, où Dieu est rétrogradé au rang d’idole de bazar et où personne ne sait plus à quel saint se vouer, c’était tout de même un drôle de truc qui me tombait dessus.
Descartes ― encore lui ! ― me dit que je dois « être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m’y serai déterminé, que si elles eussent été assurées. » Traduction pour ceux que la philosophie rebute : mieux vaut s’engager dans une voie incertaine que de rester les deux pieds dans le même sabot.
Bon, faisons-nous une raison : après tout, il est préférable que ce soit moi, qui n’ai pas la foi chevillée au corps, certes, mais qui ne suis pas englué dans un fatras de croyances, de superstitions et de litanies religieuses, et qui dispose même d’un vieux fond d’honnêteté gauloise, propre à satisfaire un commanditaire de la trempe de Dieu.
L’explication peut paraître spécieuse, je vous l’accorde, et elle ne brille pas par son humilité.
Mais je sens que vous vous impatientez, je vous entends pester contre les préambules et autres précautions oratoires. Vous êtes ancrés dans l’actualité, vous êtes partisans des TGV, des voies rapides, des vols transcontinentaux, des technologies de pointe ; votre smartphone ultra-performant vous offre le moyen de penser vite, de dire dans l’instant ce qui vous passe par l’esprit à une cantonade qui pense aussi promptement, de jongler avec les statistiques les plus étranges et d’agir, de vous bouger à une vitesse proche de celle de la lumière.
Le temps est votre ennemi ; l’exploration tâtonnante vous agace ; on ne tourne pas autour du pot, on s’épargne les contorsions inutiles, on va droit au but et on ne se perd pas en chemin.
La modernité est à ce prix…
Il y a même des associations d’entendeurs de voix, qui proposent des conférences débats et des thérapies.
Inquiétant tout ça ! J’étais juste devenu un doux dingue…
Le doute s’est installé en moi et, quand on commence à douter, on trouve mille raisons de persévérer ; par exemple, cette question pernicieuse entre toutes : « Pourquoi Dieu se tournerait-il vers toi, qui ne te soucies guère de Lui ? ».
Ordonques, même si vous continuez de penser que je suis un esprit passablement perturbé, cette communication venant de l’Au-delà vous intrigue. Je vois vos oreilles pointer, vos yeux s’écarquiller, vous avez envie de savoir, vous aimeriez en être, vous rêvez de mettre la main à la pâte, de vous engager, de refaire le monde, de trancher, de tailler, d’écrabouiller, d’expulser, de bannir, vous vous imaginez devant un de ces reality-shows interactifs, tapis en secret derrière votre écran plasma, décider de la vie ou de la mort de pauvres silhouettes en mal de publicité qui jouent les prolongations sous les yeux complices d’un auditoire crétinisé.
La Parole divine, les messies, les prophètes ou les gourous, les oracles, les miracles ou pseudo-miracles aiguisent la curiosité et attisent les passions. La mer qui s’ouvre devant tout un peuple, l’eau qui devient vin, la pêche miraculeuse, le baiser au lépreux, la résurrection de Lazare ont laissé, même chez les moins crédules ou chez les moins croyants — c’est comme vous le sentez — des traces indélébiles.
« Écoute-Moi et ne pose aucune question. »
L’entrée en matière est brutale, mais elle atteint toujours son but.
Un long silence s’installe, durant lequel, un concombre astiqué comme un soulier verni dans la main droite et la barre arrondie rouge vermillon de mon caddy flambant neuf dans la gauche, je m’immobilise, interloqué, incertain de ce que je viens d’entendre, tournant la tête à gauche et à droite, levant les yeux vers les hauts-parleurs qui déversaient à ce moment précis un « Only you » de circonstance. Je fixe l’un après l’autre une ménagère habituée des lieux qui promène sa nonchalance placide entre deux rayons, un bobo écolo entre deux âges s’efforçant d’arracher à une étiquette lilliputienne la présence d’une de ces saloperies propres à vous ravager l’estomac et à vous troubler les humeurs, une jeune femme entassant dans son chariot de quoi nourrir tout un régiment de cosaques et un vieux monsieur nanti d’une liste de commissions qu’il pointe avec la méticulosité scrupuleuse d’un comptable des années soixante.
Me voyant brandir sans sommation aucune ma cucurbitacée, on s’écarte prudemment de moi, craignant que ma femme ne m’ait posé là, sans m’expliquer le pourquoi du comment, et que je m’en sois brutalement souvenu au beau milieu de la légumerie.
Un ado boutonneux, dont la frimousse m’est vaguement familière, s’approche de moi : « Ça va, Monsieur ? »
Je comprends que la stupéfaction devait produire sur mon visage une expression béate, échappant à la morne normalité qu’on affiche habituellement dans les rayons d’une grande surface. Il me faut vite redescendre sur terre, sous peine de me voir enfermé dans une pièce matelassée par deux armoires à glace.
Je me ressaisis ; un geste de la main éloigne le boutonneux, qui recule à petits pas sans me perdre de l’œil.
J’étais prêt à croire à quelque phénomène hallucinatoire et mon concombre rejoignit les paquets de céréales et les yaourts au fond du panier à salade.
La Voix n’en avait pourtant pas terminé et, de nouveau, je sursautai :
« Les humains marchent sur la tête et le monde court à l’Apocalypse. Je t’offre de réaliser trois vœux pour sauver l’humanité. Aucun d’entre eux ne devra avoir pour effet d’interférer avec les voies de la Providence ou de limiter le libre-arbitre humain. Réfléchis, car Je ne Me manifesterai pas une seconde fois. Quand tu seras prêt, tu incluras le mot suivant dans chacun des trois vœux et ta volonté s’accomplira. »
Dieu est quelqu’un qui parle pour dire quelque chose. Il ne s’encombre pas de fioritures. Aucun mot parasite, aucun commentaire latéral, pas de « Salut, ça va ? » ou de « See you later », juste les mots qui forment le message. Il me débite tout d’un seul tenant, sans précipitation, en articulant et en respectant la ponctuation.
Je L’imagine — pardonnez-moi cette incongruité — à l’un de ces talk-shows qui n’en finissent pas de tourner en boucle, où les journalistes s’efforcent d’arracher à leurs invités des paroles profondes comme des lacs à propos de détails futiles de leur existence.
Sans attendre, je recopie minutieusement au verso de ma liste de commissions ce que j’ai entendu, pour que ma mémoire, toujours prête faire des siennes, n’en altère rien. C’est ce moment de pur recueillement que choisit ma voisine pour m’apostropher de l’autre bout du rayon :
Hé Pierre, tu poétises sur ta liste de courses à présent ?
Elle savait que j’écrivais parfois des poèmes, juste pour le plaisir, sans en tirer la moindre gloire.
Non non ; enfin oui oui, je me suis souvenu…
Tu as l’air pétrifié. T’as découvert un yaourt de l’année dernière ou ton caddy a perdu ses roulettes ?
…
Ah, pendant que je te tiens, c’est bien toi qui dois acheter les merguez et les chipolatas pour le barbecue de samedi ?
Oui oui, euh… j’y pense ; elles sont sur ma liste.
Parce que je me demandais…
Je n’écoutais plus et ne comprenais plus grand-chose à son babillage ; mais, comme elle n’écoutait pas davantage les réponses cocasses que je lui faisais, cela ne la gênait en rien. Elle a tout de même fini par se demander ce qu’elle faisait là, en face de cet hurluberlu au regard évanescent, à nourrir un quasi-monologue qui se mordait la queue, m’a regardé d’un drôle d’air et m’a planté là.
En pur produit de l’École française, je réfléchissais au texte du message et pressais chaque mot de me dire ce qu’il recelait.
Je vous entends grommeler que les intellos seront toujours enclins à couper les cheveux en quatre et que la limpidité d’un texte injonctif dispense de toute analyse. Vous vous remémorez votre scolarité où nos pédagogues, déformés par une université inquisitrice, torturent ce pauvre La Fontaine jusqu’à extraire de ses vers un drôle de jus, qui fait d’un corbeau fromager un volatile incestueux, ou encore essorent une ode de Verlaine jusqu’à en obtenir une brouettée de commentaires improbables, qui la rendent indigeste.
Désolé de vous infliger cet exercice de haute voltige, mais la clarté ne nuit jamais, car — vous ne l’ignorez pas — le malentendu est l’un des piliers de la communication du XXIème siècle. On sème le malentendu, on le répand, on le cultive, on s’en sert, on le développe, on l’insinue, on s’en repaît, si bien que tout devient malentendu et que personne ne comprend plus rien à rien ou, au mieux, croit comprendre qu’il n’a rien compris.
« Pourquoi ne passeriez-vous pas nous voir ? … avec votre famille, naturellement. »
Le primaire va immédiatement penser que lui et sa famille vont avoir sous peu le plaisir de festoyer chez Monsieur et Madame Raymondet.
L’analyste réfléchi comprendra qu’il est invité à rendre visite à Monsieur et Madame Raymondet à une date indéterminée, que, s’il peut se dispenser de venir, cela ne contrariera en aucun cas ses hôtes et que sa femme dépourvue de conversation et ses enfants braillards ne sont pas inclus dans l’invitation.
La marge d’incertitude est grande. Le problème d’une formulation ambivalente est que tout le monde malentend et que personne n’est en mesure de connaître les véritables intentions des Raymondet — pas même eux, parfois.
Et le courrier administratif !
Vous faites remarquer à votre assureur, menteur devant l’Éternel ou éternel menteur au choix, que l’article 3.6.2 de votre contrat d’assurance dispose que l’assureur ne peut se dispenser d’exercer un recours contre celui qui a réduit votre belle auto à l’état de bouillie ferrailleuse. Le plus souvent, on ne vous répondra pas ; parfois, on répondra à côté ; en insistant, vous recevrez longtemps après une lettre préformatée vous exposant sommairement que, dans le cadre de l’indemnisation prévue par votre contrat d’assurance, l’assureur a rempli toutes ses obligations, ce qui le met en paix avec sa conscience.
Le malentendu est ici l’élément de base d’un système gestionnaire, dont la perversité n’est plus à démontrer. On ne cherche pas à comprendre la mauvaise humeur du pauvre assuré ; on expose et on impose un point de vue préfabriqué.
Que dire des « petites phrases politiques » ?
Depuis le fameux « Je vous ai compris » du Général jusqu’à la casuistique du « en même temps » inventée par un jeune prodige, les politiques ont appris à distiller de ces répliques raisonnées et ambivalentes où chacun met ce qu’il a envie d’y mettre.
Et quand les journaux et les télévisions s’en mêlent — et ils s’en mêlent toujours ! —, l’annonce la plus évidente ou la plus innocente est assortie des significations les plus bariolées. Le message donne lieu à de multiples sous-entendus, à des malentendus supposés, à des malentendus implicites ou explicites, à des amalgames insolubles, à des extrapolations audacieuses, à des interprétations cosmiques, dont l’intérêt se mesure aux mouvements d’opinion qu’il génère.
Le malentendu sous-entendu et le sous-entendu malentendu ont été érigés, ces dernières décennies, en mode de gouvernement. On dit que les autres ont mal fait et on fait la même chose, en disant que c’est différent, qu’il y a l’esprit et la lettre et que, si les projets ont un gros air de ressemblance, le second procède d’une réflexion omnidirectionnelle qui le classe dans le top-ten des grandes réformes du siècle.
Pour lever toute ambiguïté, je me permets donc de passer le divin message au crible de l’explication de texte. Soyez rassurés, je m’en tiendrai à l’essentiel.
LE MESSAGE EN CLAIR
« Écoute-Moi et ne pose aucune question. »
Les deux verbes sont à l’impératif, le mode du commandement et de l’interdiction. Ici, nous avons les deux pour le prix d’un. On m’impose d’être passif, ce qui exclut toute forme de dialogue et suppose que le message se suffit à lui-même.
« M’sieur, j’ai rien compris ; pouvez pas répéter ? » dit la pipelette de service au maître exténué qui n’a toujours pas réussi à lancer un petit exercice de vocabulaire tout bête. Avec Dieu, ça ne marche pas. L’ouaille (du verbe ouïr, participe passé ouï) écoute et la ferme. Si quelque chose lui échappe, il doit mettre ses neurones en mode turbo.
Je suppose également que ma position d’humble humain destinataire d’un message extraterrestre ne me permet pas d’interroger le Délégataire, encore moins de contester le rôle qu’Il m’assigne sans me demander mon avis. Ce mode de relation verticale, où tout tombe des cieux, correspond assez bien à ce que nous imaginons lorsque Dieu s’adresse aux hommes. C’est peut-être ce qui nous a fait le situer tout là-haut.
Ceux qui ont souvent affaire avec notre belle Administration française, dont chaque agent est nanti d’un pouvoir intangible et incompressible, se représentent aisément la situation. La Révolution et Napoléon ont simplement transposé dans nos mœurs publiques la loi de Dieu ― à ceci près qu’il naît un autre Dieu à tous les étages de la pyramide administrative.
« Les humains marchent sur la tête et la terre court à l’Apocalypse. »
Les humains marchent et la terre court… L’antithèse me laisse songeur.
Marcher sur la tête, c’est marcher à l’envers, c’est-à-dire pas comme il faudrait, les pieds en contact avec le sol. L’image interpelle, car, lorsqu’on marche comme il faut, on dispose de deux jambes musclées, dont l’une relaie l’autre à intervalles réguliers. En revanche, on n’a jamais vu personne marcher sur la tête. Pour ce faire, il faudrait que la tête ait l’élasticité d’un ballon de caoutchouc qui lui permette de se relancer à chaque pas, comme un marcheur avançant à cloche-pied. Et je n’ose penser aux affreux maux de tête qui en résulteraient à chaque rebond !
On se représente toutes ces têtes en contact avec le sol, tandis que battent en l’air des milliards de paires de jambes, sans que rien n’avance ; des cafards qu’un courant d’air ou une rigole d’eau de pluie a retournés et qui pédalent vainement en espérant trouver un point d’appui.
Dieu introduit une corrélation entre la marche contre nature des humains et la course folle, la course erratique, la course extravagante de la planète terre qui échappe à tout contrôle. Il y a même fort à parier que cette précipitation vers le néant vient du fait que les terriens n’ont plus toute leur tête, puisque celle-ci leur sert de pieds.
L’Apocalypse apparaît comme la conséquence ultime de cette course folle, comme l’événement brutal qui se produira un jour, si rien n’est fait entre-temps, et elle aura pour conséquence la destruction de la planète et de ses habitants, tel ce séisme volcanique ravageur qui a rayé de la surface de la terre l’espèce des dinosaures. En observant l’évolution des mœurs, on pourrait d’ailleurs se demander si le tyrannosaure rex, qui autrefois happait et boulottait tout ce qui bougeait, n’aurait pas pris forme humaine.
Un court extrait de la Bible instruit mieux qu’un long discours :
« Lorsque la première trompette retentit, un déluge de grêle et de feu détruit un tiers de la terre. À la deuxième trompette, le tiers des êtres vivant dans la mer sont détruits. À la troisième, un astre tombe du ciel, éliminant un tiers des eaux de source. À la quatrième sont détruits un tiers du soleil, de la lune et des étoiles. À la cinquième, des nuées de sauterelles, mauvaises comme des scorpions, s’abattent sur les hommes et les torturent pendant cinq mois. À la sixième, un tiers des hommes sont exterminés. L’imminence du châtiment final est annoncé par un ange, sans que les hommes changent leur attitude. À la septième trompette, les éléments se déchaînent. »
Dieu — me semble-t-il — souhaiterait voir les hommes abandonner leur marche à l’envers et retrouver leur position primitive, celle qui leur a permis jusqu’ici d’avancer et de progresser. Serait-ce un appel à la raison ?
« Je t’offre de réaliser trois vœux pour le bien de la communauté planétaire. »
Dieu me propose de formuler trois vœux. Non, pas les vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, imposés aux prêtres par une Église pétrifiée ; pas non plus des vœux destinés à soulager un pauvre hère malade et sans le sou ou une petite communauté du genre « Lève-toi et marche ! » ou encore « Cet argent que je vous donne vous permettra de vivre dignement. »
Non, il s’agit de vœux concernant notre communauté planétaire, de vœux destinés à aider l’humanité à se retrouver, car les hommes, qui se sont imposés en maîtres absolus de la planète, ne vont pas bien et, comme la condition de l’homme, le dominateur et le prédateur, a des répercussions sur la planète tout entière, son naufrage entraînerait la disparition de toute forme de vie sur la terre.
Soit dit en passant : je me demande si Dieu n’a pas d’abord pensé au sort des roses
trémières, des baobabs géants, des papillons bleu nuit, des fennecs du désert ou des ours blancs…
La notion de bien me laisse perplexe. Il faudra que j’aille jeter un coup d’œil du côté des philosophes qui se sont intéressés à la dualité du bien et du mal, car On me laisse le soin de définir ce qui est bon pour l’évolution de la gent humaine, animale et végétale. Quand je pense que les végétaux sont consommés par des animaux et par l’homme, que les animaux sont tués par d’autres animaux et par l’homme, que des hommes sont tués sans raison par d’autres hommes, on touche là à la quadrature du cercle.
La question qui se pose immédiatement à moi est de savoir si ce que je considère comme bon le sera vraiment aux yeux de tous. Je pressens d’ores et déjà des conflits d’intérêt surpuissants. Voyez nos gouvernements qui réforment comme ils peuvent ou comme ils veulent (ça dépend des saisons), croient œuvrer dans l’intérêt de tous et s’aperçoivent in fine qu’ils sont suivis par un tout petit quart de la population…
La seule chose que je puisse dire en l’état est que le bien de la communauté planétaire ne passe pas par la disparition de la planète et de ses habitants ; sinon, Dieu aurait laissé faire et ce message n’aurait pas lieu d’être.
« Aucun d’entre eux ne devra avoir pour effet d’interférer avec les voies de la Providence ou de limiter le libre-arbitre humain. »
Les voies de la Providence demeurent pour moi un truc pas clair, surtout dans ce contexte particulier. Selon mon dictionnaire, la Providence c’est tout simplement la volonté divine. Mais alors, pourquoi Dieu me charge-t-il d’un boulot que la Providence pourrait fort bien effectuer ?
Certes, je vois bien que la Providence tape un peu au hasard. Un homme gagne au loto, une femme perd son boulot, un ado s’écrase contre un platane, un enfant meurt de maladie. On dit que c’est la Providence, le hasard, la destinée, un faisceau de chances ou de malchances qui frappent individuellement un homme ou un autre.
Tiens, c’est curieux… C’est la Providence qui fait tourner le boulier, enclenche un licenciement, fait déraper une voiture ou insère un gène facteur de mort ? Je ne sache pas que les bonheurs ou les accidents de la vie soient forcément provoqués par la main de Dieu. On trouve parfois loin derrière une main, un esprit, une hérédité, qui n’ont rien de divin.
« Ne pas interférer avec les voies de la Providence » serait donc d’éviter de me mêler d’une action supposée divine, dont je sais juste qu’elle se manifeste sous la forme de coups du sort sans causes identifiables.
Pas simple de faire la part des choses !
« Limiter le libre-arbitre humain » est la seconde chose qui m’est défendue. Je comprends bien que Dieu ne veut pas modifier les créatures qu’il a fabriquées il y a des millénaires. Il s’est sans doute habitué à elles et on pourrait aboutir à bien pis. Il voit bien que ce n’est pas un franc succès, mais il n’est pas question de faire de l’humanité un paisible jardin à légumes en ôtant aux hommes leur capacité à faire
des choix personnels. Interdit donc de bricoler les génomes pour empêcher l’homme d’agir stupidement, interdit d’OGMiser l’humanité pour la sauver malgré elle ou la freiner dans ses élans destructeurs.
D’une certaine manière, n’étant pas particulièrement versé dans les biotechnologies, je suis rassuré ; et puis je me dis que l’homme sait déjà à peu près faire tout cela et qu’il ne manquera pas un jour de jouer à l’apprenti-sorcier.
« Réfléchis, car Je ne manifesterai pas une seconde fois. Quand tu seras prêt, tu incluras le mot suivant dans chacun des trois vœux et ta volonté s’accomplira. »
Il n’y aura pas de seconde chance. L’intervention de Dieu est exceptionnelle. Si l’humanité persiste dans la mauvaise voie où elle s’est engagée et si les terriens se montrent incapables d’éviter l’Apocalypse, Il laissera faire ― comme il a d’ailleurs toujours laissé s’accomplir les tueries et les massacres, le saccage des ressources terrestres et les pires abominations.
Il y a bien les eaux du Nil qui se sont ouvertes devant Charlton Heston et le peuple juif et ont englouti l’armée du Pharaon, mais l’épisode est rapporté par des textes religieux, d’après une légende transmise de génération en génération par des voix humaines.
« Quand tu seras prêt » est en accord avec « Réfléchis ». Les vœux ne doivent pas être prononcés à la légère ; il doit y avoir une phase de réflexion et de préparation. Il y va de la survie de la planète et de l’humanité.
Vous comprendrez que j’aie occulté le mot qu’Il m’a confié, afin d’éviter un effroyable gâchis. Des comiques égocentriques, comme l’humanité en produit beaucoup, se seraient aussitôt mis à former des vœux à leur seul bénéfice, ce qui ne se peut. Vous voudrez bien m’en excuser.
Jusqu’ici, mon moi second, ce double de moi-même qui soulève les objections les plus imparables au plus mauvais moment, s’était prudemment tenu à l’écart de cette drôle d’affaire. Pas la moindre réflexion, pas la moindre critique, pas le moindre commentaire, pas la moindre mise en cause de mes facultés mentales. La situation inédite, sans doute, à laquelle il n’était pas préparé, ou alors il était réellement sous le choc de ce qu’il avait entendu.
Ça m’inquiétait d’ailleurs. Je me suis dit que la Voix l’avait purement et simplement anesthésié et que je ne devrais plus compter que sur mon enthousiasme et ma sagacité. C’était mal le connaître !
« Serais-tu assez stupide, mon pauvre ami, pour croire que ces trois vœux se réaliseront un jour ? Admettons même que tu arrives à faire monter la mayonnaise dans l’opinion publique mondiale — ce qui est loin d’être gagné —, qu’est-ce qui se passera si ton premier vœu fait un flop ? »
C’étaient ses premiers mots. Il m’avait laissé mariner dans mon jus, triompher de mes doutes, déterminer une conduite, et puis il frappait un grand coup, profitant de mon empressement à laisser de côté les derniers mots entendus « … et ta volonté s’accomplira. ».
Comme d’habitude, il n’a pas attendu ma réponse et m’a imposé illico son point de vue.
« Je vais te le dire : les braves gens à qui tu auras fait miroiter des jours meilleurs, une planète où il fait bon vivre, l’antichambre du paradis quoi, ces braves gens feront un foin du tonnerre, défileront, manifesteront, menaceront de te lyncher, de te rouer et de te scalper, on te fera un procès en sorcellerie, on te condamnera comme chef de secte nuisible à l’humanité tout entière, on te mettra au ban de la société, et les Anglais, qui sont toujours volontaires pour ce genre de mission, t’expédieront dans une île lointaine, comme le petit Corse. »
Il n’avait pas tort. Ce n’était pas vraiment réjouissant comme perspective.
C’est vrai que ma situation était délicate. Je me suis emballé, sans penser une demi-seconde que je pouvais être le dindon d’une farce grossière, une farce divinement grossière. Dans la Mort aux trousses, Cary Grant, un citoyen ordinaire, s’est retrouvé par hasard dans la peau d’un autre à la suite d’une machination machiavélique des services secrets américains ; il a dû, à son corps défendant, jouer un rôle auquel rien ne le prédestinait et, de nos jours, on dispose de technologies parfaitement éprouvées pour vous instiller à distance des fadaises dans la cervelle et vous manipuler.
Un vrai croyant ne se serait pas posé de questions. Oui mais voilà, je suis un croyant sceptique ; on appelle cette association curieuse de mots opposés un oxymore. Saint-Thomas, un apôtre de Jésus, un saint, est passé par là ; il ne croyait que ce qu’il voyait.
C’est idiot, car nos yeux nous induisent régulièrement en erreur.
Combien de fois avons-nous cru voir des phénomènes irréels provoqués par la soif, la peur, la fièvre ou simplement une longue attente ? Combien de fois nos yeux embués de fatigue ou de larmes nous ont-ils offert un de ces mirages ahurissants que notre esprit a adopté sans barguigner ? Combien de fois nos fantasmes ou nos prémonitions sont-ils devenus réalité ?
Le mieux serait peut-être d’essayer un petit vœu, discrètement, comme ça, pour se lancer, pour voir ; juste un petit vœu gratuit, je ne sais pas moi, un poteau électrique qui s’écroule au moment dit, la colonne Vendôme qui disparaît une nuit, la statue de pierre d’un ange qui prend son envol, l’Empire state building et ses bureaux déménagés dans la jungle amazonienne, le Costa Concordia retrouvé un beau matin, ressuscité, dans un village du Tibet, une île qui surgit brusquement dans la Manche et arrime l’Angleterre à l’Europe (dur dur pour nos îliens !), un troupeau de diplodocus en procession dans les rues de Moscou, l’Afrique qui recule de cinquante kilomètres, la Voie lactée qui disparaît…
Je me rends tout de suite compte de ma légèreté. Ces trois vœux doivent profiter à la planète entière et servir au nettoyage du fatras d’initiatives malheureuses prises par l’homme durant des millénaires ; il n’est pas question d’en perdre un pour me rassurer.
Bah tant pis, me dis-je après réflexion, il n’y a rien d’autre à faire que de mettre mon orgueil sous le boisseau. Je cours le risque d’un flop d’autant plus grave que l’attente sera grande et j’en accepte le challenge ― comme disent nos journalistes sportifs et politiques qui pratiquent le franglais avec assiduité ―, même si je dois sombrer dans le ridicule et être la risée de la terre entière.
Tiens au fait, pourquoi a-t-Il choisi un Français ?
Pourquoi pas un Américain, un Arabe, un Chinois ou un Russe ?
Les Américains, je vois. Ils sont exclusivement intéressés par le sort de l’Amérique et il faut souvent leur rappeler qu’il y a des terres émergées à l’est et à l’ouest du continent américain ; comme les ecclésiastes romains arrêtaient autrefois le monde aux côtes européennes.
Les Arabes ? L’intégrisme religieux et la culture terroriste de certaines peuplades ne
plaident pas en leur faveur.
Les Chinois, malades d’une Révolution culturelle avortée, n’ont plus d’autre religion que de submerger la planète de produits « made in China » et les Russes se perdent dans un mélange opaque de stalinisme et de capitalisme mafieux.
Mais un Français !? Aucune réponse sensée ne me vient à l’esprit. La Grandeur de la France, c’était jadis. Nos politiques, le regard droit, solennel, des trémolos dans la voix, essaient bien de la faire perdurer en invoquant Jeanne d’Arc, Napoléon ou De Gaulle. Ils la maintiennent ostensiblement à bout de bras, la voix grave et les yeux rivés sur la ligne bleue des Vosges ; mais, dans le monde de l’e-commerce qui s’est imposé aujourd’hui, ça n’est plus que l’image d’un lointain passé, une fleur sans parfum.
J’ai fini par me persuader que la nationalité ou l’ethnie n’étaient pas des points qui méritent qu’on s’y arrête plus longtemps. D’ailleurs, Dieu ne parle-t-Il pas de terriens ?
Revenons aux vœux et réfléchissons à la méthode.
Faudra-t-il une large concertation entre les nations et l’attente d’un large consensus ? Faudra-t-il solliciter l’ONU, ce moulin à palabres qui a déjà laissé s’entretuer la moitié de la planète ? Faudra-t-il organiser un Grenelle international des vœux ?
Quand on voit les instances européennes paralysées pour un oui ou pour un non, les conférences internationales, les G7, G8, G10, G20, les conférences sur le climat ou sur l’économie, qui s’enferrent dans d’interminables guerres de tranchée, quand on voit les égoïsmes additionnés de toutes ces nations incapables d’embrasser une cause commune, on ne peut que se dire que ce n’est pas la voie qui convient.
Une consultation populaire à grande échelle ? Dans une affaire comme celle-là, disons que la démocratie participative a ses limites. D’abord, il n’y a pas un terrien sur deux qui sache comment ça marche. Même les Grecs qui l’ont fondée en ont fait un système de gouvernance mâtiné de népotisme et de corruption, où l’État est devenu une machine à fric fricotant avec les grosses compagnies et livrant la Grèce aux banques étrangères. Ensuite, la libre expression, mal encadrée, peut dégénérer, déchaîner les passions, entraîner des débordements et des violences, et paralyser toute une société.
Bon, on pourrait peut-être faire remonter des profondeurs populaires des cahiers de doléances, comme avant la Révolution française. Je me suis demandé toutefois si les doléants se sont vraiment réjouis de ce qu’il leur est tombé dessus par la suite. Et puis, à l’échelon de la planète, consultation après consultation, le risque est grand que l’Apocalypse ne nous surprenne et ne nous détruise avant qu’un seul vœu ait été prononcé et exaucé.
Je me dis que peut-être, au moins pour le premier vœu, je pourrais éviter d’inutiles débats et décider seul.
« Savez-vous bien, par exemple, qu’à l’heure que je vous parle, il y a cent mille fous de notre espèce, couverts de chapeaux, qui tuent cent mille autres animaux couverts d’un turban, ou qui sont massacrés par eux, et que, presque par toute la terre, c’est ainsi qu’on en use de temps immémorial ? » Le Sirien frémit, et demanda quel pouvait être le sujet de ces horribles querelles entre de si chétifs animaux. « Il s’agit, dit le philosophe, de quelque tas de boue grand comme votre talon. Ce n’est pas qu’aucun de ces millions d’hommes qui se font égorger prétende un fétu sur ce tas de boue. Il ne s’agit que de savoir s’il appartiendra à un certain homme qu’on nomme Sultan, ou à un autre qu’on nomme, je ne sais pourquoi, César… »
Voltaire s’adressait à… un Sirien, habitant de la planète Sirius, et le Sirien… tombait des nues.
Les Syriens de notre époque, englués dans le malheur, persécutés, bombardés, mitraillés, affamés, mutilés, enrôlés de force, tenus en esclavage ou chassés de chez eux, dépouillés par des hommes sans scrupule et noyés dans les flots turquoise de la Méditerranée, ne savent plus jouer les étonnés.
Vous l’avez compris, pour le premier vœu je me suis déterminé. Ça me paraissait même si évident, si lumineux, si urgent que je ne voyais pas ce qu’il aurait fallu mettre en discussion.
La guerre est le pire fléau de l’humanité. Contrairement à la peste et au choléra qui ont le bon goût de s’effacer durant de longues périodes, elle se perpétue de siècle en siècle, de continent en continent, embrase en alternance le monde entier ou développe des foyers locaux inextinguibles, croît avec une insolence coupable, renaît quand on la déclare terminée, et est intarissable.
La guerre sait exister sous des formes diverses et variées, qui produisent toujours les mêmes effets. Guerre mondiale, guerre larvée, guerre génocidaire, guerre impérialiste, guerre picrocholine, guerre civile, guerre de conquête, guerre d’occupation, guerre tribale, guérilla, guerre froide, guerre bactériologique, guerre économique, guerre stratégique, guerre sainte, guerre atomique, guerre d’usure, guerre de soutien, guerre terroriste, cyberguerre, toute une gamme de guerres prêtes à l’emploi, qui concourt à la richesse du patrimoine de l’humanité.
Elle détruit chaque jour des milliers d’êtres vivants et, tigre à l’affût insatiable de sang neuf, elle se blottit sous la cendre, attend la fin des déclarations naïves genre « La der des der ! » « Plus jamais ça ! », simplement destinées à lui permettre de reprendre son souffle, à clore un chapitre, à préparer de nouveaux terrains de jeu ; puis elle envoie au charbon ses chevaliers servants, les macaques du va-t-en-guerre, qui se réfèrent à Munich toutes les cinq minutes et se délectent d’aphorismes du genre : « Mieux vaut une bonne guerre qu’une mauvaise paix. » ou « Si vis pacem para bellum. » Enfin, elle se repaît des atermoiements, des scrupules, des réticences des uns et des autres, qui finissent toujours par se perdre dans les labyrinthes des consciences.
On déclare la guerre comme on déclare l’amour, avec passion et solennité. Dans les deux cas, il y a le feu. On paie — ou on ne paie pas — des gens à se faire tuer et on les dédommage parfois de leur sacrifice par un colifichet agrafé sur leur linceul par des personnages austères, qui rappellent aux familles et à la Nation l’impérieuse nécessité du sacrifice consenti par le défunt.
Les guerres font vivre les marchands de canons, les aciéries, les pétroliers, les administrations ministérielles, la soldatesque. Elles ôtent aussi, du jour au lendemain, nombre de de gens du meilleur des mondes, disait encore Voltaire avec ironie, dévastent des territoires, créent la misère et la famine, se cristallisent autour des gisements de matières premières, renversent aussi bien les démocraties que les dictatures et, en définitive, ne règlent rien.
J’en suis encore à me demander pourquoi ce bien hautement culturel, qui participe du patrimoine humain le plus précieux, n’a pas encore été mis sous cloche par l’UNESCO, toujours à la recherche de trésors à protéger.
Quelle meilleure cause trouverais-je que celle-ci ?
Pour faire un sort à la guerre, il suffirait simplement d’ôter toute ferraille nocive de la planète.
Envolés à jamais les avions de chasse et les sous-marins nucléaires, pulvérisés les tanks et les porte-avions, anéantis les canons et les bombes, écrabouillés les missiles et les mortiers, volatilisés les mines et les obus, détruits les kalachnikovs et les fusils d’assaut, les revolvers, les munitions, la mitraille, tout ce qui tue.
Qui n’en rêverait pas ?
Il faudrait aussi que disparaissent dans un même élan les fabriques d’armements, les ministères de la guerre ou de la défense, les espions aux grandes oreilles, toute la pourriture armée suspendue dans l’espace…
Oui, je sais, il serait plus simple de modifier un ou deux gènes humains ; mais mon cahier des charges ne m’y autorise pas. L’homme pourra donc continuer à tuer gentiment, parcimonieusement ; un gourdin, un foulard, un fil de fer, une pierre, une machette ou un couteau de cuisine fera l’affaire.
Au moins sortira-t-on des grands affrontements comme ceux de Verdun ou de Stalingrad, où des centaines de milliers d’hommes ont été fauchés par des batteries
meurtrières pour quelques lambeaux de paysage ; au moins sortira-t-on de l’industrialisation de la mort pratiquée à Auschwitz par des hommes qu’on croyait être des hommes civilisés ; au moins les cataclysmes guerriers comme celui d’Hiroshima appartiendront-ils au passé ; au moins sortira-t-on du terrorisme aveugle, sans foi ni loi, aussi tragique que ridicule ; au moins toutes ces mines mutilantes, reliquats des combats du passé ou pièges des combats actuels, qui tuent à l’aveugle des innocents, seront-elles neutralisées.
Et puis ça réglera en majeure partie les massacres de masse provoqués par des malades mentaux ou des kamikases. Sans le concours cruellement efficace d’une arme moderne, qu’aurait pu faire un Anders Breivik en Norvège ou un Adam Lanza dans le Connecticut ?
La pauvreté a ses combattants, des combattants acharnés, la famine a ses combattants, des combattants virulents et dévoués, la maladie a ses combattants, des combattants engagés, et ce n’est que justice !
Curieusement, on ne déclame plus contre la guerre, on ne s’engage plus contre la guerre, on parle peu de l’industrie de la mort, on la choie, on augmente les budgets militaires, on la nourrit. Les politiques continuent discrètement d’alimenter leurs caisses de campagne grâce aux énormes profits qu’elle génère, les marchands d’armes continuent leur lobbying et leur infâme négoce, les ingénieurs continuent de mettre au point des engins de mort de plus en plus sophistiqués, les ouvriers continuent de les fabriquer en se disant qu’ils ont une famille à nourrir, l’opinion publique s’en accommode et il y a toujours deux ou trois crétins à grande gueule pour démontrer que la guerre est nécessaire.
Nécessaire à quoi, au fait ? À l’équilibre démographique ?
Einstein disait : « J’ignore la nature des armes qu’on utilisera pour la prochaine guerre mondiale. Mais pour la quatrième, on se battra à coup de pierres. » Ce n’est peut-être pas ainsi qu’il voyait les choses ; mais je devrais pouvoir lui donner raison.
Je souhaite abracadabra (mais non, ce n’est pas le mot convenu) effacer de la surface de la terre toute arme et tout bâtiment où l’on conçoit ou l’on fabrique des armements. »
Ce sera mon premier vœu.
Arrivé à ce stade de ma réflexion, j’étais content ; j’imaginais un énorme aspirateur cosmique engloutissant les porte-avions et les missiles de croisière, les tanks et les vedettes lance-torpilles, les bombardiers et les mines, les canons et les usines d’armement, laissant une terre propre et sereine, prête à repartir sur des bases nouvelles, prête à se régénérer.
C’est dans ce moment d’euphorie que mon moi second a pris la parole. Son entrée en matière m’a tout de suite fait craindre le pire.
Me permets-tu de faire entendre ma petite musique ?
…
Tu es candide et enthousiaste, nous le savons tous deux, et les grands desseins t’importent davantage que les détails. Mettons qu’un beau matin des soldats en manœuvre se retrouvent désarmés ; ça peut tout au plus leur valoir une belle engueulade et des tracas passagers. Si, ce même matin, une patrouille de soldats rencontre une troupe de Talibans ou des combattants islamistes en surnombre, ce sera beaucoup moins drôle et ça pourrait même tourner même au carnage lapidaire.
Encore que, a-t-il majestueusement concédé après un long silence, s’il courent vite, le risque de perdre la vie sera beaucoup plus faible qu’avec le harnachement habituel.
Il pensait aux soldats ; j’ai immédiatement pensé aux civils, aux femmes et aux enfants, à la merci de bandes de djihadistes désarmés mais organisés, établissant un régime de terreur que personne n’aurait plus les moyens de combattre.
Il faut bien reconnaître que les armes créent un bel équilibre de la terreur, qu’il n’est guère possible de rompre au pied levé, sans causer de graves dommages à une partie de l’humanité qui vit sous la menace ou sous la protection d’une gâchette. S’il faut éviter qu’il y ait des victimes collatérales lorsque mon premier vœu sera exaucé, je dois avouer que je ne puis agir à la légère. La révolution du désarmement total ne souffre pas l’improvisation.
Dernier échange avec mon moi second, à qui je demande, pour une fois, d’avoir un esprit constructif, de me faire des suggestions intelligentes et de renoncer à son ironie mordante. Réponse sans surprise :
Tu rêves, mon ami. C’est pas mon boulot !
Ton boulot c’est donc juste de me tirer dans les pattes à intervalles réguliers.
Mon boulot c’est de t’aider à voir ce que tu ne veux pas voir.
Tu as bien compris ce qui nous tombe dessus ?
Ce qui TE tombe dessus.
Bon, je vois. Il me faudra trouver des gens qui m’aident à réfléchir… Tiens donc, j’irai consulter l’Ermite.
Quel ermite ?
Celui qui vit là-haut dans la montagne depuis des temps immémoriaux.
Tu ne vas tout de même pas aller voir ce vieil anachorète gâteux !
Et pourquoi pas ? C’est tout de même un ancien disciple de Zarathoustra, dont Nietzsche disait le plus grand bien.
Oui, mais Nietzsche était frappé, tu le sais bien.
Tu me donnes un coup de main ou tu continues comme avant ?
Le coup de main le plus efficace que je puisse te donner est de rester dans ton dos et d’ouvrir l’œil.
Si tu le dis…