“Dès la parution en français d’Ivanhoé, Balzac, qui à vingt ans avait fait de Walter Scott son maître, se lança dans le roman historique, en se donnant pour tâche ce qui manquait, d’après lui, au Britannique : réaliser la peinture de la passion. Car, dans Le dernier chouan ou La Bretagne en 1800, devenu en 1841 Les Chouans, roman plein d’amazones intrépides, de chefs héroïques, de coups de feu, de coups de foudre et de coups de sang, il s’agit bien, avant tout, d’une histoire d’amour, et les conversations galantes, les progrès de l’amour et ses trahisons occupent une bonne partie du livre.
Tandis que Walter Scott s’englue dans les médiévisteries, Balzac s’empare de l’histoire récente, et – ce qui fait l’intérêt du roman et de la destinée tragique des deux héros – la période qu’ils vivent (et la politique dont ils sont les acteurs et peut-être les jouets) est celle de la troisième guerre de Vendée, dont les cendres sont encore chaudes, surtout à la lisière de la Normandie et de la Bretagne, et les derniers sursauts d’une république moribonde tombée aux mains d’arrivistes. Bonaparte guerroie dans toute l’Europe et a besoin de soldats (la conscription obligatoire est l’une des causes du soulèvement). La politique n’est plus faite par le peuple de 1789, qu’incarne le loyal soldat Hulot, mais par des policiers retors exécutant les plans secrets d’hommes d’État pour lesquels, d’ailleurs, Balzac ne cache pas son admiration.
Il n’est pas tendre pour les Chouans, qui apparaissent, dès les premières pages, comme des farouches paysans de la lande, vêtus de peaux de bique dont les poils se confondent avec les mèches sales de leurs cheveux, parlant le bas-breton, une horde de gueux faunesques et fantastiques, à la mentalité primitive, aussi revêches que la chouette, ce chat-huant, ce chuin dont ils contrefont le cri sinistre, à qui l’on donne, pour chaque Bleu fusillé, une indulgence de plus pour le paradis. Car ils sont dirigés par des aristocrates ambitieux et des curés démagogues. Et Balzac, qui s’était déjà documenté sur la Révolution et qui, avant d’écrire Les Chouans, était allé passer six semaines à Fougères pour s’imprégner des lieux, prit des risques en dressant un monument à l’héroïsme républicain en pleine Restauration et résurrection des liens du trône et de l’autel, opposant à la franche loyauté des officiers bleus les harangues manipulatrices des prêtres et les calculs intéressés des ci-devant.”
extrait d’un dossier publié sur l’Internet dont je n’ai pas retrouvé la trace
Et puis aussi, la Bretagne, la magie des lieux, la terre de légende, le fantastique, le site exceptionnel de Fougères dans lequel Balzac a fait vivre ses personnages, que Julien Gracq retrouve avec bonheur à chaque fois qu’il y vient. Il présente même le roman comme un « prodigieux opéra du bocage » ; la tentation était trop grande. « Nulle part en France, le voyageur ne rencontre de contrastes aussi grandioses ; c’est une de ces beautés inouïes où le hasard triomphe et où ne manque aucune des beautés de la nature… La Bretagne est là dans sa fleur. », écrit Balzac.
Enfin, parce que, malheureusement, le thème des Chouans est d’une actualité brûlante. Le XXIème siècle connaît, dans des proportions que personne n’aurait osé imaginer il y a quelque temps encore, une recrudescence d’actes de terreur effroyables commis au nom de Dieu, et l’on voit bien que les mêmes arguments et les mêmes méthodes ont été utilisés autrefois par le clergé breton et bas-normand pour conserver son emprise sur des paysans crédules et illettrés, plus habitués à obéir qu’à réfléchir.